Les deux compères ont gravé leurs retrouvailles dans la cire. Sans apprêt ni effets, ils y consacrent leur vieille amitié, et confirment leur immense talent de sambiste. Pour PAM, Rogê revient sur cette session « direct to disc », en passe de devenir un classique.
Ils sont amis depuis le siècle dernier : Seu Jorge et Rogê, deux voix qui comptent actuellement parmi les plus belles au pays de la samba, deux dignes héritiers du Jorge Ben des années 1960 et 70. Le premier, l’aîné a grandi dans les favelas avant de devenir l’une des ultimes icônes du Brésil, célébré à l’écran comme au micro dans le monde entier. Le second a passé son enfance à Ipanema, avant d’incarner mieux que quiconque le renouveau de la samba au tournant des années 2000, enflammant les nuits du quartier chaud de Lapa.
Si ces deux quadras ont souvent eu à collaborer ensemble — l’un invitant l’autre sur ses disques, l’autre conviant bien souvent l’écriture majuscule de son ami —, c’est la première fois qu’ils cosignent de leurs prénoms un album entier. Et pas n’importe lequel : enregistré en deux jours fin août 2019 aux Pays-Bas, ce face à face de guère plus de trente-trois minutes démontre dans le plus juste dépouillement acoustique leur entente sans fard, la complémentarité de leurs talents, une affaire qui se joue bien au-delà des banales histoires de virtuosité.
Une simple question d’amitiés et sentiments partagés, comme résumée dans l’emblématique Pra Você, amigo, que Rogê a composé pour souligner la relation qui l’unit avec Seu Jorge. Tout à la fois singulière et s’inscrivant dans le droit fil des meilleurs auteurs de samba, cette mélodie résume la qualité de cet auteur qui pourrait bien enfin connaître une reconnaissance méritée en France, où jusqu’ici seuls les initiés en mesurent la valeur. De Los Angeles où il vit, Rogê répond aux questions de PAM.
Vous avez joué plusieurs fois ensemble, mais vous n’aviez jamais enregistré d’albums… Pourquoi ?
Jorge a sa propre carrière, j’ai la mienne ; nous contribuons l’un et l’autre très souvent sur nos albums, mais ce n’est qu’aujourd’hui que nous avons la chance d’enregistrer ensemble. Ce n’était pas vraiment notre idée, c’est le label Night Dreamer qui a planté la graine — L’enregistrement « direct to disc » est difficile — et cela nous a semblé intéressant pour moi et Jorge.
Comment avez-vous choisi le répertoire ? Ensemble ? Avez-vous composé spécifiquement pour ce projet ?
Oui. Nous n’avions qu’un mois pour construire ce répertoire et Jorge était occupé au Brésil avec sa carrière d’acteur. J’ai donc commencé à bâtir le répertoire tout seul et nous nous sommes vus régulièrement pour en discuter. Deux jours avant l’enregistrement, nous nous sommes retrouvés aux Pays-Bas, avons parcouru toutes les chansons et les avons revues ensemble.
Que représente pour vous une chanson comme « Caminhão » ?
Cette chanson a été réalisée il y a 23 ans dans la maison de Jorge à Rio de Janeiro. C’était notre première chanson ensemble, le début de tout… Elle a un sens particulier, une place à part dans ma carrière. Je l’ai enregistré dans mon premier album, et dans mon DVD live sorti en 2014. Cette chanson est un jalon de notre amitié, et c’est pourquoi nous avons décidé de l’enregistrer de nouveau.
Que permet cette formule live et directe, face à face sans aucun filtre ?
Que l’enregistrement soit aussi vrai que possible. C’est une photo sans Photoshop, juste l’authentique originale. Et à la fin de la journée, l’ensemble du projet donne une bonne image de notre amitié.
En musique, moins c’est souvent mieux. Comment ce minimalisme de production pour Night Dreamer a-t-il permis à vos qualités de s’exprimer pleinement ?
L’accent est mis sur nous, nos chansons, guitares, voix… Il n’y a rien d’autre, pas d’autre instrument. C’est cru ! Nous voulons juste faire notre musique, mais l’influence de la samba est très forte pour nous deux.
Justement, vous avez composé Swingue de samba, un classieux classique… que représente cette musique pour vous ? Quelles sont ses valeurs essentielles ?
C’est l’une des premières chansons qu’Arlindo Cruz et moi avons écrites ensemble. Cela signifie beaucoup pour moi, cette chanson me rappelle l’époque où cette amitié a débuté, lorsque nous composions beaucoup ensemble. Elle donne une image de la samba avec dimension culturelle. Dans cette chanson, nous disons : « É onde a dor não tem razão, é raça, é dança, é pé no chão », quelque chose comme « Il n’y a pas besoin de douleur, où vous êtes courageux, vous dansez ». Ce sont les véritables valeurs de la samba. Arlindo est mon ami, mon maître, mon frère. J’ai beaucoup appris avec lui… Il a eu un très grave problème de santé et depuis il me manque beaucoup. Travailler avec lui a été l’un des plus grands plaisirs que j’ai connus dans ma vie.
Je me souviens vous avoir vu à Rio dans les années 2000. Comment l’expérience de la scène, nuit après nuit, reste-t-elle un facteur fondamental pour être un bon musicien de samba ?
C’est en effet fondamental, parce qu’on ne peut pas apprendre la samba à l’école. La seule façon d’apprendre, c’est de la vivre, de devenir samba.
Y a-t-il eu une place pour l’improvisation au cours des sessions ?
La session d’enregistrement elle-même était déjà une grande improvisation, car nous n’avions pas eu le temps de répéter aucune des chansons, et nous avons rencontré directement les deux percussionnistes du Brésil, Pretinho da Serrinha et Peu Meurray. Et les chansons ont dû sortir presque immédiatement.
Heureux que ce soit désormais sur vinyle ?
Oui bien sûr ! J’ai 6 albums solo et 2 vinyles pour des projets spéciaux, et ils sont très spéciaux pour moi. Le premier est en collaboration avec Arlindo Cruz, notre projet « Na Veia » pour lequel nous avons obtenu une nomination aux Grammy Latin. Aujourd’hui, c’est le deuxième vinyle avec mon « compadre » Seu Jorge. C’est le cadeau de la vie ! Travailler avec ce que j’aime et avec qui j’aime.
Pourquoi avez-vous déménagé de Rio pour vivre à Los Angeles ?
J’envisage ce moment comme mon propre exil, et cela me donne une chance de regarder le Brésil sous un autre angle, diffusant ma culture, ma musique, à d’autres endroits du monde. Et puis, c’est une grande expérience non seulement pour moi, mais aussi pour ma famille. Le temps est venu d’explorer de nouveaux horizons.
Vivre à Los Angeles, qu’est-ce que cela change en termes de musique ? Plus d’expériences en dehors de la samba comme celles avec le Congolais Jupiter ?
Oui, définitivement. J’ai mixé ma musique avec beaucoup d’artistes différents, enregistré, composé, produit. La scène musicale de Los Angeles est extrêmement riche et forte et la musique brésilienne y est très respectée. C’est une énorme possibilité de pouvoir m’enrichir.
Et comment voyez-vous l’actualité politique au Brésil ?
J’ai très honte de tout ce qui se passe au Brésil. Malheureusement, nous traversons une crise économique, morale et culturelle et de nombreux politiciens en profitent. Je ne crois pas aux dirigeants politiques brésiliens actuels, le pire que j’ai vu. Cette crise au Brésil est une situation très triste, qui m’inquiète. Mais cela me donne de plus en plus de responsabilités en essayant de faire rayonner notre culture à l’étranger. Le Brésil traverse son pire moment pour notre génération, mais il n’y a pas de tempête éternelle, le soleil brillera de nouveau !
Seu Jorge & Rogê Night Dreamer Direct-To-Disc Sessions, disponible maintenant chez Night Dreamer.